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Sur les traces de ma grand-mère paternelle que ni mon père, ni moi-même n’avons connue, j’ai lu cette œuvre  qui n’est pas un roman mais une enquête. Il me sert de vade-mecum méthodologique. Les seuls éléments dont je disposais sur ma grand-mère paternelle étaient les suivants : née à Mercier-Lacombe (Algérie) en 1907, elle s’est mariée à mon grand-père en 1926, et a donné naissance à mon père à Kenitra (Maroc) en 1927. Ensemble ils ont séjourné autour de 1930 à Marrakech où mon grand-père était ingénieur des chemins de fer. Elle a ensuite disparu sans donner de nouvelles ni à mon grand-père ni à mon père jusqu’à son décès à Clichy la Garenne en 1961 année de ma naissance. Certains témoins disent l’avoir rencontrée en Indochine Française en compagnie d’un aviateur.

 

Ivan Jablonka, professeur d’histoire à l’université de Paris XIII, s’est mis sur la trace de ces grands-parents paternels qui ont disparu sans rien laisser derrière eux, sinon deux orphelins, quelques lettres et un passeport.

 

 Sa grand-mère va à l’école polonaise de Parczew en 1922, elle est condamnée à cinq ans de prison en 1935.En 1940, elle berce son père dans ses bras de yidiche mamé, et  en 1943 elle confie à un voisin de Ménilmontant  ses deux enfants qui échappent ainsi au convoi n°49 de Drancy à Birkenau.  Malgré de maigres archives familiales, les grands parents de l’auteur ont donné naissance à d’abondantes archives en Pologne et en France. Autant de traces liées aux multiples formes de répressions qu’ils ont subies comme communistes en Pologne, étrangers illégaux dans le Paris des années 1930, comme juifs sous l’occupation nazie. L’auteur a également rencontré une vingtaine de témoins en Europe, en Argentine, aux Etats-Unis, en Israël.

 

Ivan Jablonka nous rapporte ceci : « Je crois que je suis devenu historien pour faire un jour cette découverte. La distinction entre nos histoires de famille et ce qu’on voudrait appeler l’Histoire, avec sa pompeuse majuscule, n’a aucun sens. C’est rigoureusement la même chose. […] Faire de l’histoire c’est prêter l’oreille à la palpitation du silence, c’est tenter de substituer à l’angoisse, intense au point de se suffire à elle-même, le respect triste et doux qu’inspire l’humaine condition. » (pp.164-165). Plutôt que d’opposer mécaniquement l’imaginaire et le monde, la fiction et la réalité, Ivan Jablonka s’attache à tisser un réseau de correspondances entre l’esthétique et les idées qui animaient ses aïeux.  Sur un fil de trame composé d’archives judiciaires, et de témoignages, il donne la parole aux autres, notamment  aux vieux du shtetl de Parczew tiraillés entre la Pologne et l’URSS, aux policiers français zélés,   aux soldats de la légion étrangère engagés  du 5 au 8 juin 1940 dans la bataille de Soissons, aux enfants assistés placés dans la campagne bretonne,  à tous ceux là-même qui ne répètent pas l’opinion courante.

 

Conscient que la somme de nos actes ne révèle pas ce que nous sommes, et que quelques actes épars de révèlent rien du tout, l’auteur nous fait part de ses certitudes comme de ses doutes, de ses intuitions comme de ses renoncements. Son travail exigeant n’oppose pas scientificité et engagement.

 

Ce livre est d’autant plus bouleversant que l’émotion ne provient pas du pathos, ou de l’accumulation des superlatifs sur la barbarie humaine, mais qu’elle jaillit de sa tension sans relâche de l’auteur vers la vérité. Un ouvrage qui  m’a permis de sentir combien l’histoire plus que la généalogie,  en assimilant des fictions, peut devenir une littérature contemporaine.